Les usages des jeunes en matière de médias et de numérique font l’objet d’une attention soutenue, c’est un euphémisme. Pour qui s’intéresse à cette vaste et complexe question, l’étude JAMES (pour Jeunes Activités Médias – Enquête Suisse) constitue une source de choix. Tous les deux ans depuis 2010, celle-ci cartographie les habitudes des 12 à 19 ans dans les trois régions linguistiques de la Suisse. Commanditée par un grand opérateur de télécommunications, elle est réalisée par une équipe de la School of Applied Psychology de l’Université de Zurich sur la base d’un échantillon de 1183 personnes.
JAMES mesure non seulement les usages (utilisation du téléphone portable, réseaux sociaux, « consommation » d’information et de médias en général, jeux vidéos, messagerie, …), mais aussi l’accès aux services (abonnements, services de streaming, …) et aux équipements, en relation avec différentes variables comme l’âge, le genre, la région linguistique, le lieu d’habitation (ville/campagne), l’origine et le statut socioéconomique de la famille. Pour ce qui est du smartphone, par exemple, les personnes interrogées ont dû indiquer non seulement la durée d’utilisation, mais aussi les fonctions principales de cet appareil dans leurs pratiques quotidiennes, ou encore les applications les plus fréquemment utilisées. Des aspects moins directement liés aux médias et au numérique sont également traités, à travers une série de questions sur les loisirs en général, ce qui offre une intéressante mise en perspective. Les risques associés au numérique, notamment le (cyber)harcèlement, sont également abordés.
JAMES 2024 : l’IA arrive de manière rapide et massive
Les résultats de JAMES 2024 sont disponible depuis quelques semaines. La dernière étude ayant été menée en 2022, il s’agit de la première édition à aborder les outils d’intelligence artificielle. Les chiffres confirment que les jeunes Suisses et Suissesses ne font pas exception : comparativement à d’autres services en ligne, les outils d’intelligence artificielle ont été adoptés rapidement et massivement. 71% des jeunes ont expérimenté ChatGPT ou un autre outil d’IA et 34% des jeunes l’utilisent au moins une fois par semaine (p. 75). La question de la source d’information de prédilection constitue un enjeu majeur. Relevons que les 18-19 ans s’informent plus fréquemment en recourant à Wikipedia (34% au moins une fois par semaine, p. 41) qu’aux applications d’IA (27%). Dans ce domaine, la part du lion revient aux moteurs de recherche : 86% des jeunes (tous âges confondus) les utilisent tous les jours ou plusieurs fois par semaine dans le but de s’informer. Ce pourcentage s’élève à 57% pour les réseaux sociaux, 25% pour Wikipedia et à 22% pour les applications d’IA.
Ici, la comparaison avec les données des précédentes études se révèle intéressante. En 2022, 87% des jeunes s’informaient tous les jours ou plusieurs fois par semaine au moyen des moteurs de recherche, 51% à travers les réseaux sociaux et 28% sur Wikipedia. Ces chiffres s’élevaient en 2018 à respectivement 81%, 51% et 31%. Avec toute le prudence qui est de mise, on peut donc émettre l’hypothèse que les usages de l’IA ont tendance à s’ajouter aux autres plutôt qu’à les remplacer. L’avenir le dira. On ne peut en tout cas pas parler d’effondrement des autres sources d’information. Il est vrai que la fréquentation de Wikipedia semble subir un léger infléchissement sur le moyen terme, sans qu’on puisse bien sûr l’attribuer mécaniquement au développement de l’IA.
Autre aspect propre aux application d’intelligence artificielle: plus le niveau socio-économique de la famille est élevé, plus leur utilisation est importante chez les jeunes. Voilà qui pourrait confirmer la crainte que cette technologie renforce certaines inégalités, probablement en lien avec le fait que l’accès à ces outils est parfois payant.
N’espérez pas vous débarrasser des livres Umberto Eco
JAMES s’intéresse aux loisirs et aux médias au sens large, et donc aussi à la lecture. Les participantes et participants ont par exemple dû indiquer leur livre préféré. JAMES souligne la très grande richesse de la culture livresque : 2248 mentions pour plus de 1000 titres différents. L’émergence de néologisme comme BookTube, BookTok, ou Bookstagram, par exemple, témoigne de la vitalité d’une subculture (la traduction « sous-culture » semble malheureuse) mêlant livre et culture numérique (p. 78). La variable la plus importante dans la pratique de la lecture reste, elle, le genre, comme cela a été souvent observé.
The Anxious Generation ? Pas forcément à cause des écrans, selon JAMES
Comme on le sait, la place qu’occupent smartphones et réseaux sociaux dans la vie des jeunes soulève actuellement de nombreuses inquiétudes. En juillet 2024, le Groupe romand d’études des addictions publiait un rapport lançant l’alerte face à une augmentation des utilisations problématiques ou à risque des écrans. De nombreuses voix se réfèrent à l’ouvrage The Anxious Generation et aux conclusions de son auteur Jonathan Haidt, qui ont fait l’objet d’une précédente publication sur ce blog. Dans le sillage des mesures prises par le gouvernement australien fin 2024, les politiques préconisant une approche globalement plus restrictive, notamment dans le cadre de l’école et en fonction de l’âge, remportent un certain succès auprès de la population suisse.
Les autrices et auteurs de JAMES s’écartent-ils d’une certaine retenue scientifique ? On peut affirmer que ce collectif se positionne dans ce débat en qualifiant The Anxious Generation de « pessimiste » et en rejetant toute généralisation.
Toutefois, à y regarder de plus près, la plupart des arguments et des conclusions de Jonathan Haidt – comme ceux de Manfred Spitzer avant lui – sont peu convaincants d’un point de vue scientifique. Si l’on analyse de plus près le quotidien des jeunes avec les médias, comme nous le faisons régulièrement depuis 2010 avec la série d’études JAMES, on constate que la plupart des jeunes ne sont pas simplement ”perdus dans le monde virtuel”, mais qu’ils ont généralement une approche réfléchie des médias et qu’ils aiment toujours autant rencontrer des amis, faire des choses ensemble et avoir des centres d’intérêt variés. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de risques dans l’utilisation des médias au quotidien et qu’il est inutile de se soucier des styles d’utilisation des médias pernicieux. (p. 4)
Selon ces mêmes scientifiques, les nombreuses études et méta-études à disposition n’ont pas démontré, jusqu’à présent, de corrélation entre temps d’écran et effets négatifs pour la santé mentale des jeunes. Ils n’en appellent pas moins à la vigilance des parents et des milieux éducatifs, ainsi qu’au renforcement de la formation au sens critique. Comment ne pas leur donner raison sur ce point? Les risques sont en effet multiples: « hallucinations » de l’IA, fake news, harcèlement sous toutes ses formes, exposition aux contenus violents, pornographiques ou illicites, dark patterns dans le monde du jeu vidéo, cette liste n’est pas exhaustive (p. 75).
De par son caractère documenté et périodique, JAMES reflète l’évolution des usages médiatiques chez les jeunes. L’introduction, dans l’édition 2024, d’aspects liés aux outils d’intelligence artificielles en est un exemple particulièrement évident. Mais, à bien y réfléchir, cette évolution se manifeste d’abord dans les catégories utilisées pour cartographier ces usages: les moteurs de recherche sont-ils des médias? Si l’on s’en tient à une définition historique du terme, la réponse est plutôt négative. Mais voilà, le fait est qu’ils sont aujourd’hui considérés comme une source d’information par une grande majorité des jeunes.
Au fait, du 10 au 14 février 2025, c’est la Semaine des médias à l’école en Suisse romande. L’éventail des activités est toujours aussi riche et les supports didactiques proposés sont disponibles toute l’année.
Très intéressant, merci!