Ces dernières rentrées scolaires ont été marquées, aux quatre coins du monde, par l’interdiction des téléphones portables dans les classes, et plus largement dans les écoles. La Tasmanie, la Guinée, les États-Unis (avec notamment la Californie ou New York), le Royaume-Uni, la France ou encore les Pays-Bas sont parmi les nombreux pays qui ont décidé de revoir drastiquement leur copie concernant l’usage des appareils mobiles par les élèves.
Après une période où le BYOD [1] semblait sur toutes les lèvres, comment expliquer ce revirement concernant l’utilisation des téléphones? S’agit-il, comme le qualifient certains observateurs, ni plus ni moins d’une “panique morale” ou y a-t-il des raisons plus profondes et fondées? Et où en sommes-nous en Suisse ou à Genève?
Ce bref article tend à sortir d’une opposition parfois stérile entre technophobie et technophilie en vous proposant un point de situation général sur l’état des recherches actuelles et sur quelques-unes des mesures prises.
Où en sommes-nous ?
Après une première phase d’engouement vis-à-vis des technologies numériques, et plus particulièrement des appareils mobiles des élèves, de nombreux apports sont venus nuancer les propos.
Nous en parlions il y a quelques mois sur la Tablette Pédagogique, les recherches de Jonathan Haidt, publiées dans son livre The Anxious Generation, dressent un constat des plus alarmants: l’utilisation importante des smartphones serait corrélée à l’augmentation des problèmes de santé mentale chez les jeunes, et plus particulièrement à une augmentation de l’anxieté.
Parallèlement, mandaté par le président de la République française, le rapport d’experts Enfants et Ecrans, A la recherche du temps perdu arrive à des conclusions tout aussi alarmantes:
«un consensus scientifique net se dégage sur les conséquences néfastes des écrans sur plusieurs aspects de la santé somatique des enfants et des adolescents. En particulier, l’utilisation des écrans contribue, directement ou indirectement, selon une relation dose-effet, aux déficits de sommeil, à la sédentarité et au manque d’activité physique, à l’obésité et à l’ensemble des pathologies chroniques qui en découlent, ainsi qu’aux problèmes de vue» [2].
Plutôt que de rejeter la seule responsabilité sur les enfants et les familles, le rapport souligne l’importance d’actions plus larges, au niveau des communautés, des institutions et des gouvernements.
Ecrans et temps d’écran, de quoi parle-t-on ?
Les écrans sont partout ou presque, et ce dès le plus jeune âge. En France, l’âge moyen d’acquisition du premier smartphone est estimé à 9 ans [3], les 7-12 ans ont en moyenne 1,6 écran personnel [4], tandis que les 6 à 17 ans passaient en moyenne 4h11 par jour sur les écrans, selon une étude de 2015 [5]. On peut, sans trop de risques, formuler l’hypothèse que ces chiffres ont augmenté depuis, notamment durant la période Covid.
C’est ce que montre un sondage mené par des enseignant à l’école André-Chavanne (enseignement secondaire II) auprès de 800 élèves: 5h45 d’utilisation moyenne par jour (semaine et week-end inclus) avec un temps de sommeil moyen de 7h03 par nuit. Un peu plus de 10% des élèves dorment moins de 6 heures par nuit, un chiffre très inférieur aux recommandations de santé publique en la matière.
Des compétences numériques?
On pourrait imaginer que cette utilisation importante des smartphones a tout de même des effets positifs en termes d’apprentissage et de compétences numériques ; ce qui semble loin d’être le cas. Le rapport Enfant et Ecrans relève que
«contrairement au mythe du “digital native”, l’utilisation et la prégnance des outils numériques dans le quotidien des enfants et des adolescents ne sont pas corrélés à leurs compétences numériques» [6], comme l’atteste l’étude ICILS de l’IEA.
Au contraire, tout semble indiquer que chez les 6 à 17 ans,
«un temps d’écran supérieur à deux heures par jour pourrait être associé pour certains usages à de moindres capacités attentionnelles et à de moindres performances en lecture et scolaires» [7].
Que fait-on de tout cela?
Force est de constater que face aux écrans, les jeunes sont bien souvent seuls à explorer le monde numérique lié à leur smartphone. Ainsi, en 2019 et en France, seulement 38% des parents utilisaient un contrôle parental sur le téléphone de leur enfant [8]. Toutefois, tout miser uniquement sur le contrôle parental comme solution semble ne pas suffire et détourne l’attention des solutions plus globales.
Bien que de nombreuses initiatives locales aient été mises en places ces dernières années pour tenter de cadrer ou d’accompagner les enfants dans le monde numérique, le rapport soulève que ces dernières
«se déploient encore trop fréquemment sans dialogue construit avec le monde éducatif, sans formation systémique des enseignants et des parents, sans échanges avec les représentants des parents d’élèves, en l’absence aussi de cadre de référence partagé sur les bénéfices et risques attendus de telles démarches» [9].
Parmi les très nombreuses propositions de solutions concrètes avancées par le rapport (29 en tout), la commission propose de renforcer l’interdiction des téléphones au collège (secondaire I en Suisse) et de repenser la place du téléphone au lycée (secondaire II).
Et en Suisse?
A Genève, les téléphones sont généralement interdits au cycle d’orientation, tout en restant autorisés pour certaines utilisations pédagogiques ponctuelles. Au secondaire II, les pratiques varient d’un établissement à l’autre ou d’une enseignante à l’autre. Cependant, vu le caractère intrusif que peuvent peut prendre l’utilisation des téléphones dans les salles de classes, on a vu ces dernières années des collègues demander à leurs élèves de laisser leur téléphone éteint dans une boîte ou sur une table prévues à cet effet, pendant toute la durée du cours.
Et pourquoi pas dans le sac ?
Certaines écoles, comme le Gymnase de Lugano, ont déjà franchi le pas d’institutionnaliser le dépôt obligatoire des portables pendant tous les cours. Certains y voient une mesure trop contraignante, en arguant qu’un téléphone au fond du sac est une mesure largement suffisante.
Et pourtant, un rapport de l’UNESCO – La technologie dans l’éducation, qui est aux commandes ? –, soulève l’inefficacité de cette demi-mesure :
«Dans 14 pays, il a été constaté que la simple proximité d’un appareil mobile distrayait les élèves et avait un impact négatif sur l’apprentissage. Pourtant, moins d’un pays sur quatre a interdit l’utilisation des smartphones dans les école» [10].
Elle relève par ailleurs différentes études qui mettent en avant l’efficacité de l’interdiction des téléphones à l’école sur les résultats scolaires:
«Des études menées en Belgique (Baert et al., 2020), en Espagne (Beneito et Vicente-Chirivella, 2020) et au Royaume-Uni (Beland et Murphy, 2016) montrent que l’interdiction des téléphones portables dans les écoles améliore les résultats scolaires, en particulier pour les élèves peu performants.» [11]
Pour lutter contre une distraction toujours à demi-présente dans les lieux d’apprentissage, Jonathan Haidt ainsi que le rapport Enfants et Ecrans proposent la mise en place de « boîtes à portables » ou de casiers sécurisés dans les écoles dans lesquels les élèves laisseraient leur smartphone sur la durée de la journée scolaire, transformant ainsi les écoles en des lieux sans téléphones (phone-free schools). Il s’agit une solution peu coûteuse, peu contraignante en termes de mise en place et qui semble prometteuse : de nombreux retours du terrain relèvent une meilleure attention et une participation accrue des élèves en classe, moins distraits par des notifications incessantes.
Les Entretiens du SEM
Pour discuter des différents constats de terrain ainsi que des solutions proposées par le rapport Enfants et Ecrans, nous aurons le plaisir de recevoir Servane Mouton, membre de la commission et co-directrice du rapport, pour un moment d’échange le mercredi 27 novembre à 13h30 dans le cadre des Entretiens du SEM. Une communication officielle sera faite à la mi-octobre avec une possibilité de s’inscrire pour participer à cette rencontre.
Sources
[1] Bring your Own Device : les appareils des élèves sont utilisés à des fins pédagogiques en classe
[2] Enfants et Ecrans, à la recherche du temps perdu, pp.6-7
[3] Enfants et Ecrans, à la recherche du temps perdu, p.19
[4] ibid
[5] Étude Esteban menés par Santé publique France
[6] Enfants et Ecrans, à la recherche du temps perdu, pp.22
[7] Enfants et Ecrans, à la recherche du temps perdu, pp.42
[8] Enfants et Ecrans, à la recherche du temps perdu, pp.61
[9] Enfants et Ecrans, à la recherche du temps perdu, pp.69
[10] Rapport de l’UNESCO 2023, La technologie dans l’éducation, qui est aux commandes ? p.3
[11] Rapport de l’UNESCO 2023, La technologie dans l’éducation, qui est aux commandes ? p.158
Image générée avec MidJourney