EP – Quels jalons culturels pour les élèves à Genève ?

Cette question des jalons culturels revient souvent dans les services culturels. Quels objectifs atteindre ? Pour quel public ? Sur quelles bases ? Avec quels moyens ? Pour Genève, dont l’offre culturelle est abondante, que retenir dans le cas de figure où un élève de l’enseignement primaire, par exemple, déménage à Leipzig ou à Dakar ou arrive de Bâle ou de Bolivie. Que « connaître » de Genève sur le plan culturel ? Quels choix arrêter en 2016 ? Que doit-on avoir vu, lu, entendu, expérimenté ? Plus que des lieux, c’est une sensibilité « genevoise » qu’Ecole&Culture souhaite privilégier mêlant méticulosité, rigueur, fantaisie, humour et sens de l’observation… Des critères qui transparaissent dans la sélection de jalons présentés ci-dessous et pouvant être conjugués en regard d’œuvres littéraires, musicales ou théâtrales et en lien avec les objectifs du PER.

Le triomphe de l’horlogerie

Montre marché turc

Montre destinée au marché turc / écran et boitier émaillé / 1810 / Collection Patek Philippe Museum

L’horlogerie est sans nulle doute le jalon culturel local fondateur, tant son implantation est liée à la Réforme dont la présence marque considérablement l’histoire de la République de Genève. En 1554, apparaît le premier « orologier » de Genève, le français Thomas Bayard, qui sera suivi par Martin Duboule à la fin du XVIe siècle. En effet, à partir de 1550, des réfugiés huguenots de France et protestants d’Italie arrivent à Genève, apportant les savoir-faire de l’horlogerie portative. L’orfèvrerie et l’émaillerie, dont Jean Petitot – le Raphaël de la peinture en émail – est le plus illustre représentant, sont alors mises à mal par les lois somptuaires édictées par Jean Calvin. Elles trouvent un formidable essor et de nouveaux supports en intégrant les arts de la mesure du temps. L’engouement est immédiat et la profession s’organise rapidement. La maîtrise des horlogers date de 1601 déjà ; progressivement, monteurs de boîtes et graveurs forment leur propre maîtrise, respectivement en 1698 et 1716, tandis que les femmes se font faiseuses de chaînettes. Dès la fin du XVIIe, les horlogers de Genève ne se consacreront plus qu’au finissage, confiant la confection des ébauches aux contrées voisines, vallées du Jura, Pays de Gex et Faucigny. Grâce à l’intense activité des « cabinotiers » de la Fabrique* et à un fort réseau commercial, l’horlogerie genevoise atteint son apogée vers 1770-1786 et est reconnue jusqu’en Orient et dans les colonies américaines. L’Ecole d’Horlogerie de Genève, fondée en 1823, assurera la pérennité de ces savoirs qui occupent à cette époque 377 patrons cabinotiers : 225 installés à Saint-Gervais et 152 établis sur la rive gauche.

* Par « Fabrique », on entend l’ensemble des savoir-faire touchant à Genève l’horlogerie, l’orfèvrerie, la bijouterie et les métiers liés au travail des métaux précieux : dessin, gravure, guillochage, émaillerie, confection des aiguilles, étuis et boîtes, ressorts, fusées, coques, chaînes. Etroitement liés à la création d’industries horlogères de renom (Vacheron Constantin, Patek Philippe ou Rolex), ces savoir-faire ont donné lieu à la création et à la reconnaissance de techniques de fabrication et de décors de montres labellisés genevois : les « Émaux de Genève », les « Boules de Genève » ou le « Poinçon de Genève ».

En savoir plus: visiter le somptueux Patek Philippe Museum qui possède une collection exceptionnelle de montres et d’émaux.

L’invention de la bande dessinée

Née en Suisse avec les histoires de Rodolphe Töpffer (1799-1846), célèbre écrivain et pédagogue suisse, la première forme de bande dessinée se diffuse très rapidement dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique. Publiée d’abord en albums, elle parait ensuite dans les journaux satiriques. Toujours en noir et blanc, la bande dessinée d’alors est accompagnée de textes sous les cases, allant de la simple indication de dialogue (avec un rôle similaire au phylactère) à des explications plus développées. Ces textes, très courts, n’ont qu’un rôle utilitaire, ce qui permet de les différencier de ceux des textes accompagnant des illustrations.

En 1827, Töpffer dessine le brouillon des « Amours de Monsieur Vieux Bois » puis réalise, en 1831, « L’Histoire de Monsieur Jabot ». Récits qu’il fait circuler dans son pensionnat et dans les milieux littéraires européens. Töpffer propose de nommer ces histoires : littérature en estampes. Cette conscience par l’auteur de l’originalité de son mode d’expression, la présence d’un héros, puis la publication du récit en album en 1833, ainsi que du caractère indissociable des images et du texte dans la narration font de cette œuvre la première bande dessinée. L’association du texte et de l’image sur un même support connaîtra dès lors un essor croissant.
Un renouveau de la bande dessinée est observé à Genève dès les années 1970, grâce à des auteurs populaires tels que Gérald Poussin, Daniel Ceppi, Isabelle Pralong, Nadia Raviscioni, Zep, ou avec des initiatives plus artistiques tel l’ouvrage confidentiel « Entre temps » sous la plume de Michel Viala et la ligne précise et poétique de Jean Gabriel Jarnier, édité en 1975.

Illustration

Entre Temps / Viala / Jarnier / 1975

Le savoir-faire genevois en matière d’illustration est cultivé et enseigné au Centre de formation professionnelle des arts appliqués, qui est le seul à offrir, en Suisse, une formation de 4 ans en graphisme illustration-narration, débouchant sur un CFC. La ville et le canton de Genève reconnaissent l’importance de ce patrimoine en décernant chaque année plusieurs prix à la bande dessinée qui attestent de la vivacité de cette tradition.

En savoir plus: le Prix Töpffer, le prix BD Zoom, des initiatives réunissant créateurs et jeune public.

L’origine de l’école du paysage alpestre

Pierre-Louis De la Rive (1753-1817), issu d’une très ancienne famille genevoise, joue en rôle primordial dans le passage du courant pictural néoclassique à celui de l’école romantique. Des toiles de ses prédécesseurs, à commencer par le très admiré Claude Gellée dit le Lorrain, et de suiveurs, tel Alexandre Calame, permettent d’apprécier l’apport spécifique de De la Rive. Marqué par l’indispensable voyage en Italie, le peintre genevois a aussi été influencé par sa connaissance des écoles hollandaises et flamandes. Si sa peinture conjugue la vision de paysages sublimés à des caractéristiques pittoresques, c’est son tableau figurant la première vue réaliste du Mont-Blanc – contribuant à rendre célèbre ce sommet dans son intégrité géologique – qui marque la naissance de la peinture dite alpestre. En effet, en 1802, le peintre eu l’audace de faire le portrait du Mont-Blanc, un sommet traité comme un genre en soi : portrait, peinture d’histoire ou nature morte.

Portrait du Mont-Blanc / De la Rive / 1802

Portrait du Mont-Blanc / De la Rive / 1802 / MAH

Goethe avait pourtant écrit : «II n’y a point de langage pour rendre de pareils objets», après s’être vainement essayé, en 1775, au Gothard, à crayonner un site alpestre. Le peintre genevois, lui, relève le défi et le réussit. Encouragé, il est vrai, par Horace-Bénédicte de Saussure, victorieux en 1786 de la première ascension du sommet, et par Wolfgang Adam Töpffer, père de Rodolphe, qui sonna la croisade en faveur d’une peinture de paysage nationale, donc alpestre par essence, et à qui l’on doit un second Mont-Blanc implanté dans un paysage grandiose malgré les petites dimensions du support.

Bénédicte de Saussure. Jean-Pierre St-Ours, 1796

Portrait d’Horace-Bénédicte de Saussure.
Jean-Pierre St-Ours / 1796 / SdA

Au sujet de Horace-Bénédicte de Saussure, pédagogue reconnu et savant, il est important de rappeler qu’il fonda en 1774 la Société des Arts qui, à l’origine, stimulait des propositions scolaires d’enseignement du dessin technique ou d’ornementation, des pratiques artisanales et industrielles mettant en valeur les arts et les métiers, des prix et récompenses assurant la promotion des artistes et des artisans !

En 1864, à la mort de Calame, la question de la peinture alpestre est toujours âprement discutée. Théophile Gautier pose le problème en ces termes: «Est-il possible d’encadrer les montagnes dans un tableau ?» niant presque l’existence de cette école genevoise de peinture, dont sont issus De la Rive ou Calame, et de sa future influence sur des artistes comme Baud-Bovy, Segantini, Hodler, Bille. Si De la Rive a portraituré le Mont-Blanc, Calame choisit en 1843 le Mont Rose. Un sujet qui sera l’œuvre capitale de sa carrière symbolisant la quintessence de toute la peinture alpestre. Ce tableau, intitulé : «Effet de soleil sur les hautes Alpes du Valais, en face de la chaîne du Mont Rose » n’est pas une transcription fidèle, mais une reconstitution d’impressions diverses, recueillies sur les lieux mêmes. Dans son atelier, Calame possédait un modèle en relief du massif où une glace tenait lieu du petit lac dans laquelle le peintre étudiait le jeu des reflets. Quant au contour des sommets enneigés, il fut tracé d’une main déliée avec un sens rare de l’harmonie « naturelle ». Par cet essai de synthèse artificielle, Calame fait, auprès des réalistes, figure à la fois de faussaire et de précurseur, jouant entre l’exaltation dramatique du paysage, dont il fausse les rapports en accentuant le clair-obscur par des jeux de lumière et des contre-jours, et une image globale digne d’un diorama !

Le Mont Rose

Le Mont Rose / Calame / 1843 / MAH

Pour De la Rive, les Alpes sont l’objet d’études quasi scientifiques (l’ascension de De Saussure est encore proche), pour Calame, elles sont un livre qui lui raconte une histoire de la Suisse, pour Hodler, enfin, ce sont des architectures vivantes qui dominent les hommes et les dieux.

En savoir plus: visiter les collections de peinture du Musée d’art et d’histoire, du retable de Conrad Witz aux toiles de Ferdinand Hodler.

Le goût de la transmission et de la conservation, le cas de la Botanique

Rose en fer forgé doré / Abbaye de St-Gall

Rose en fer forgé doré / Abbaye de St-Gall / XVIIIe

Un esprit naturaliste, diffusé par l’influence considérable de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), s’affirme dès le XVIIIe à Genève avec les travaux de grands botanistes (de Candolle, de Saussure, Boissier…), la création du Jardin botanique (1817) et de son Conservatoire (1824). Très vite, un rayonnement européen se manifeste grâce aux publications. Depuis plus de 200 ans, cet intérêt marqué pour la botanique a permis de réunir la cinquième collection mondiale d’herbiers et l’une des trois plus importantes bibliothèques en botanique systématique illustrant le savoir académique et le savoir-faire botanique au travers de la nomenclature botanique (codifiée pour la première fois en 1867 par Alphonse de Candolle), la taxonomie et la floristique.

En savoir plus: visiter le Jardin Botanique.

E&C – EP / Stéphane Dubois-dit-Bonclaude