GRANDJEAN, Martin, « Mise en scène de l’histoire sur les réseaux sociaux, pratiques et limites », Le Temps des Médias, 2, 31, 2018, p. 156-172. DOI : 10.3917/tdm.031.0156  [Consulté le 12.01.2021]

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Résumé:

Cet article propose un état des lieux des pratiques de médiation historique sur les réseaux sociaux numériques. Alors que les formes de communication autour d’événements, de fonds d’archives ou de thématiques historiques se multiplient sur ces plateformes, nous développons une typologie distinguant les différents usages des sources, dans le cadre de projets menés par des institutions patrimoniales ou de recherche comme dans des situations qui voient l’irruption d’acteurs aux apports discutables.

Extraits:

p. 2 (…) Nombreux sont ceux qui ont compris à quel point cette nouvelle forme de storytelling historique a trouvé un public particulièrement curieux et avide de retweeter l’une ou l’autre image d’archive rendant compte de la grande histoire de l’humanité ou de participer (…)

p. 3 De fait, intégrer dans cette analyse les pratiques prédatrices, parfois commerciales et souvent motivées par une quête d’influence, c’est également tenter de comprendre de quelle manière mettre à profit la richesse des collections patrimoniales pour toucher et ramener ce vaste public auprès des acteurs traditionnels de l’étude du passé, archives, bibliothèques, universités et musées en tête. (…)

Cette distinction entre communication basée sur des archives et communication utilisant des archives ne renferme par ailleurs aucun jugement de valeur sur la démarche. En effet, on trouve le meilleur comme le pire dans chacune d’entre elles : dans la première catégorie, face aux institutions qui partagent quelques pièces de leurs fonds et leurs utilisateurs qui tweetent des « perles » découvertes au fil de leurs consultations, on trouve par exemple également les usages parasites et semi-automatisés de comptes qui partagent en masse des clichés ultra-célèbres ou divertissants issus de grandes banques d’images (voire de ces mêmes institutions) dans une course effrénée à l’attention.(…)

P. 4 (Gallica) Certains s’y forgent une solide réputation, à l’image de l’historien du livre de l’Université de Leiden Erik Kwakkel (@erik_kwakkel) dont les plus de 20 000 abonnés peuvent suivre les pérégrinations médiévales.

P. 7 Notre seconde catégorie d’usages, qui regroupe les démarches consistant à élaborer un discours pour l’illustrer ensuite au moyen de documents d’archives (communication → archive), se divise également en plusieurs sous-ensembles. (…)

C’est également le principe adopté par des blogueurs, passionnés ou enseignants-chercheurs lorsqu’ils déroulent leurs successions de tweets consacrés à leurs recherches, illustrées par des photographies, des extraits de sources ou du matériel audio-visuel (fig. 3 L). À la différence des usagers partageant leurs trouvailles en archive, et bien qu’il puisse s’agir des mêmes personnes, le processus est ici bien différent puisqu’il ne s’agit plus de publier des documents pour eux-mêmes mais d’élaborer un storytelling puis de partir à la recherche de ressources à mobiliser dans ce cadre. (…)

Elle permet également à des institutions patrimoniales de valoriser leurs collections de manière originales, à l’image du compte @TodaysDocument qui diffuse à ses 46 000 abonnés des documents des archives nationales américaines (fig. 3 O) ou d’autres initiatives basées sur les archives de médias (fig. 3 P18).

Le compte Twitter @RealTimeWWII (fig. 3 N). Lancé en 2011 et comptant sept ans plus tard plus d’un demi-million d’abonnés, il live-tweet la Seconde Guerre mondiale à coup de plusieurs micro-messages par jour comme si elle se déroulait en direct20. Il s’agit surtout d’un des exemples les plus populaires21 et les plus abouti de storytelling historique sur les réseaux sociaux numériques puisqu’il implique une curation et une synthèse importante tout en faisant un usage très riche des ressources iconographiques disponibles en ligne.

Dans le même contexte mémoriel, d’autres sources – plus sérielles encore, et donc automatisables – sont mises à contribution, comme les documents du Cabinet de guerre de Londres (@UKWarCabinet), les journaux des unités britanniques (@UnitWarDiaries) ou encore les comptes rendus de la petite ville de Béthune, particulièrement éprouvée par la guerre (@Bethune1418, voir fig. 2 D). (…)

De son côté, le projet du Musée de la Grande Guerre de Meaux consistant relater la vie des tranchées de 1914 au travers d’un personnage créé pour l’occasion sur Facebook, « Léon Vivien28 », brouille encore plus la distinction entre histoire et fiction29. Original par sa forme, puisqu’il simule l’existence d’un réseau social numérique au début du XXe siècle avec des personnages qui se répondent sous les yeux des 60 000 internautes abonnés à la page Facebook en question, cette sorte de journal intime pose un problème de rapport aux sources puisqu’en plus d’inventer logiquement le récit, il est illustré par des documents d’archives dont certains sont retouchés pour mettre en scène le personnage fictif dont le visage a été recomposé sur la base des portraits de l’équipe de communication en charge de l’opération. Toujours est-il que le succès du projet en fait un excellent exemple de communication historique : une exposition médiatique maximale pour le musée, une baisse de la moyenne d’âge de son public et la publication des images produites à cette occasion dans un livre30, comme pour conclure que le numérique doit revenir à un support plus traditionnel pour être valorisé dans la durée.

(L’envers du décor (publicité, audience, etc) )

S’il n’est pas le lieu ici de proposer des recommandations, nous espérons que la synthèse des pratiques effectuée dans ces pages, tout en permettant de prendre la mesure de la concurrence à laquelle sont confrontées les initiatives de médiation culturelle, a le mérite d’ouvrir par ricochet le débat sur la question du public et de ses attentes. En effet, alors que les médias sociaux numériques peuvent être comme on l’a vu les vecteurs d’une histoire spectacle décontextualisée et instrumentalisée, ils peuvent également favoriser une démocratisation et une réappropriation de l’histoire par un public d’une très grande diversité. Dès lors, s’il semble vain de lutter contre des mauvaises pratiques sur lesquelles la communauté des historiens et des institutions patrimoniales n’a pas prise, cerner ces phénomènes permet aussi et surtout de préparer la réplique, rigoureuse, critique et créative.