Entretien avec Dominique Cardon (biographie au bas de cette page)

Publié dans Transversalités, juillet-septembre 2012, pp. 65-73

Consulté le 12.02.2021 sur Cairn.info

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Quelques extraits (noter qu’un très intéressant historique de la création d’internet a été ici mis de côté pour nous centrer sur l’aspect démocratique du web):

Dans votre dernier ouvrage La démocratie Internet. Promesses et limites [1], vous décrivez la révolution démocratique qu’a constituée l’émergence d’Internet. Internet, selon vous, aurait permis un élargissement de l’espace public et un déplacement de la frontière entre représentants et représentés par les propositions qu’il fait : délibération élargie, autoorganisation, mise en place de collectifs transnationaux, socialisation du savoir, essor de compétences critiques, etc.

Dominique Cardon

Internet constitue, à mes yeux, une vraie opportunité pour la démocratie. Rarement, la conception d’une technologie aura engagé autant de politique que celle d’Internet. (…)

Plus encore, Internet est né des besoins de ses inventeurs, essentiellement des chercheurs et des informaticiens, « valorisant une culture de l’échange et de la coopération » au détriment des règles de centralisation, de hiérarchisation et de sélection. Ce n’est alors pas le statut social ou professionnel des personnes qui leur donne autorité, mais la réputation acquise auprès des autres par la qualité de leur contribution. (…)

L’argument central du livre est qu’Internet accélère le déplacement du centre de gravité de la démocratie de l’espace médiatico-institutionnel vers la société de conversation. Avec Internet, la société a pris quelques pas d’avance sur la politique institutionnelle. En libérant l’expression des individus, et le droit de porter, sans contrainte ni censure, leur propos dans un espace public, Internet nourrit ce qui est la source la plus essentielle de l’exercice de la souveraineté populaire.

Il faut, en effet, louer les vertus démocratiques de cette mise en conversation de la société. Internet, et plus encore les réseaux sociaux, ont libéré les subjectivités des individus, et ils ont fait émerger des formes d’expression moins savantes comme la conversation, le bavardage, l’ironie qui, une fois rendues publics, permettent de nouvelles formes de mises en relation, de mobilisation. Cette oscillation permanente entre « petite » et « grande » conversation finit par donner une forme nouvelle d’action collective, opportuniste, sans centre, volatile et puissante. L’individu peut se lire dans son quotidien, en affichant ses goûts et ses centres d’intérêt, mais aussi en faisant connaître aux autres ses engagements, en participant à des collectifs, etc.  (…)

Internet a aussi ouvert un espace de visibilité à des publications qui n’ont pas été soumises à une vérification préalable : des propos, des conversations, produits par des internautes, peuvent être accessibles donc « visibles » sans pour autant se voir reconnaître un caractère public. Il a constitué un espace dans lequel l’information est très fortement hiérarchisée. Mais elle ne l’est plus par les compétences professionnelles ou techniques des uns ou des autres ou par une autorité spécialisée, mais par les internautes collectivement, par des algorithmes qui donnent plus de visibilité aux pages les plus citées, les plus liées, les plus commentées. C’est le principe de l’algorithme de Google: le Page Rank. Avec Google, c’est l’organisation sociale des jugements portés par les internautes qui produit une hiérarchie de la visibilité de ces pages. Il faut d’ailleurs bien faire la distinction entre accessibilité d’une page et visibilité de celle-ci. (…)

À mes yeux, il ne s’agit, en aucun cas, d’opposer Internet à la « démocratie représentative ». La définition du terme « démocratie » à laquelle je me réfère n’est pas basée uniquement sur la question électorale de la désignation des gouvernants. Elle est plus large, impliquant l’existence d’une véritable liberté d’expression et d’auto-organisation de la part des citoyens pour le bien commun et le partage du savoir. (…)

Les experts doivent repenser leurs expertises. Les journalistes doivent réinventer leur métier, en mettant en œuvre des dispositifs nouveaux de dialogue avec leurs lecteurs et en apprenant aussi à diversifier leurs sources d’informations expertes : il leur faut prendre en compte le travail d’expertise mené par des chercheurs, des passionnés, des militants et des petits collectifs, avant marginalisés dans le débat public. Puis, il ne s’agit plus seulement pour eux de répondre aux courriers des lecteurs mais aussi, et surtout, de tenir compte des commentaires qui leur sont faits à la suite des articles, voire d’intégrer ces commentaires dans leurs analyses afin d’accrocher le débat intellectuel au débat public.

L’encyclopédie électronique collective Wikipédia est basée sur le principe qu’aucun auteur n’a plus d’autorité qu’un autre. L’autorité de chacun d’entre eux n’y est ni préalable ni basée sur un quelconque titre professionnel ou statut ; elle s’impose par la démonstration que chaque auteur pourra faire aux autres internautes de ses compétences, ces derniers pouvant librement intervenir et le corriger. En se contrôlant et en se critiquant mutuellement, ils prétendent faire vivre des collectifs de grande taille, sans créer d’autorité centrale. En privilégiant systématiquement le partage, ils mettent au cœur des collectifs les nouveaux biens communs numériques qui, produits par tous, n’appartiennent à personne. (…)

Beaucoup plus souple et autonome, cette forme de participation ne cherche pas à entrer dans les débats chapeautés par les institutions, mais à organiser des zones d’expertise ou de discussion à côté des institutions, voire contre elles. Dès lors, celles-ci ne doivent pas chercher à initier ni à conduire le débat mais à rendre plus faciles les conditions dans lesquelles les internautes peuvent créer leur propre débat. (…)

1] Paris, Seuil (coll. « La République des idées »), 2011.

 

Conférence: L’espace public numérique

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Cycle de conférences proposées par le DIP-Genève – Secteurs de la formation continue, Services enseignement et Service écoles-médias sous la coordination de la direction des ressources humaines du DIP – 2021-2022.

 

Biographie de Dominique Cardon:

De 1996 à 2016, Dominique Cardon était membre du centre de recherche Orange Labs. Ses travaux ont d’abord porté sur les formes ordinaires d’expression dans les médias traditionnels.

Il fut professeur associé à l’université de Paris-Est-Marne-la-Vallée au sein du Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS) au sein duquel il a soutenu en 2015 une thèse en sociologie intitulée L’espace public élargi : opinion, critique et expressivité à l’ère d’Internet. Il était également membre affilié au Centre d’études des mouvements sociaux de l’EHESS.

Depuis novembre 2016, il est directeur du laboratoire de recherche MédiaLab de Sciences Po, « réunissant sociologues, ingénieurs et designers, [qui mènent] des recherches thématiques et méthodologiques exploitant et interrogeant la place prise par le numérique dans nos sociétés8 ». Depuis septembre 2018 et dans le cadre de l’Acte II de la Réforme du Collège universitaire de Sciences Po, Dominique Cardon est responsable pédagogique du cours de Culture digitale, donné aux étudiants de deuxième année sous format vidéo. (Wikipedia)