Internet a-t-il tué la hiérarchie du savoir ?

MATHIS, Rémy, Publié le 04 septembre 2015 — Mis à jour le 29 août 2019 - Consulté le 10.01.2021

INA - La revue des médias

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Quelques extraits:

La classique hiérarchie du savoir, verticale, serait en train de céder la place à une organisation horizontale, sous l’influence du web. Nabila a-t-elle désormais autant d’importance que Descartes ?

Avez-vous remarqué que les grands hommes ont disparu de nos vies ? (...) Nous vivons dans un monde de plus en plus horizontal, où les hiérarchies intellectuelles se sont affaiblies – et Internet n'y est pas étranger.(...)

Plutôt qu'intellectuel, l'intérêt de ces hiérarchies est social : elles structurent une civilisation et permettent de se sentir membre d'une même société qui partage des valeurs identiques. (...)

Quelles sont les connaissances minimales à avoir pour que nous « fassions société » ? Est-il important d'avoir des idées assez précises de l'histoire de France, de la chronologie, de ses grands hommes, ou faut-il plutôt être capable de comprendre des concepts et phénomènes, y compris à partir de sociétés très éloignées dans l'espace et le temps ? Les débats et polémiques nous montrent que la question n'est pas si aisée et qu'elle a en tout cas elle-même des ressorts culturels et politiques. (...)

Le symbole de ce traitement est l'encyclopédie collaborative Wikipédia. S'il y existe des critères d'admissibilité des articles, ils portent sur l'importance de la personne au sein de son milieu, mais n'affirment pas la supériorité d'une activité ou d'un milieu sur un autre. Des articles seront consacrés aux actrices pornographiques reconnues par le milieu du cinéma X, aux joueurs de poker qui ont gagné des tournois majeurs, tout comme aux grands auteurs littéraires ou aux prix Nobel. Les critères d'admissibilité ne servent qu'à faire le tri entre ces personnes et les acteurs pornographiques ordinaires, les joueurs de poker médiocres, les auteurs ratés et les universitaires de faible envergure. (...)

Et il est vrai que rien ne ressemble plus à un blog WordPress qu'un autre blog WordPress… l'un pouvant être tenu par un véritable spécialiste et l'autre par une personne dont la lecture présente un intérêt nul, voire des dangers (complotisme, médecines alternatives, etc.) : la manière dont est présentée l'information laisse à penser qu'un blog vaut un journal (ce qui peut parfois être le cas, parfois non) et que tout le monde est spécialiste en tout.

La victoire des moteurs de recherche (Google) sur les annuaires au début des années 2000 a marqué le triomphe de ce Web mis à plat : des robots cherchent partout au lieu de se référer à une liste amoureusement concoctée par l'intelligence humaine des spécialistes. Il n'existe pas de hiérarchie entre les pages, et on fait remonter ce qui semble intéressant – on recrée une hiérarchie uniquement fondée sur des algorithmes – pour chaque requête.

Pourtant, on a rapidement pu se rendre compte de la nécessité de classer face au problème de « l'infobésité ». On appelle ainsi le trop-plein d'information qui nous arrive, et dont nous sommes incapables de tirer quoi que ce soit en l'absence de filtre ou de grille de lecture. La hiérarchie, c'est aussi celle d'un journal qui sélectionne certaines informations et indique lesquelles sont importantes, afin de permettre au lecteur d'approfondir plus ou moins sa lecture selon ses intérêts thématiques. Dans le cadre d'une économie de l'attention, il faut classer pour comprendre. Sans doute faut-il donc largement nuancer l'importance de la hiérarchie de la connaissance : est-elle si évidente, si claire, et le rôle d'Internet si prééminent dans le changement de paradigme qui se ferait jour ? (...)

On peut bien sûr reprocher à Wikipédia de traiter de manière semblable les articles sur Napoléon et sur la « petite histoire ». Mais étudier l'histoire des représentations, des sons, des couleurs ou des pratiques sexuelles font précisément partie des avancées historiographiques de ces dernières décennies (...) Et, tout au contraire, le fait de traiter des phénomènes peu importants avec la même rigueur, et les mêmes méthodes que le savoir légitime permet de mieux comprendre notre environnement, et de penser des choses qui le sont rarement.(...)

Internet ne relève donc pas forcément de la remise en cause de la hiérarchie traditionnelle, mais plutôt la volonté d'accéder au savoir de manière différente. Internet est une immense conversation, un désir de conversation entre des humains ordinaires – plutôt plus jeunes, plus urbains et mieux formés que la population générale. En revanche, la plupart des auteurs soulignent la remise en cause de la verticalité. Le cours magistral est moins accepté et perd en pertinence quand son contenu est déjà disponible en ligne, sur des sites ou des ouvrages numérisés facilement accessibles. La leçon laisse sa place à la médiation et on enseigne avant tout la capacité à savoir faire le tri, à réfléchir, à faire preuve d'esprit critique, et ainsi à pouvoir soi-même produire des contenus de médiation ou de recherche.

La question de la hiérarchie fait donc appel à deux questions liées mais différentes : être capable de juger l'information et le savoir, et être capable de l'organiser. La seconde problématique prend le pas sur la première. Les plus grandes entreprises mondiales sont celles qui ont réussi à proposer de l'information de manière pertinente, soit en passant par des algorithmes, soit en reliant les gens entre eux et en leur permettant de partager du contenu. Les algorithmes établissent une nouvelle hiérarchie qui repose sur l'attente des gens, la volonté supposée de l'utilisateur à partir de l'étude de son comportement (et, de plus en plus, les algorithmes sont capables d'apprendre) et non un jugement préalable sur ce qui est bon. Comment utiliser et hiérarchiser ce savoir, peut-être n'est-ce pas le rôle de ces acteurs – car la hiérarchisation n'est pas une vérité en soi et est absolument impossible à systématiser. Cette hiérarchie est bien plutôt un choix de société, qui évolue au fil du temps : en cela, elle est elle-même foncièrement culturelle, et relève de l'éducation.