Le fascisme italien en couleurs

Le fascisme italien en couleurs 1. La conquête du pouvoir. Arte 2006

Le fascisme italien en couleurs 2. Mussolini au pouvoir. Arte 2006

Sur 1895:

 

Le fascisme italien en couleurs 

Lucia Tralli
p. 141-150

Texte intégral

1Arte a diffusé les 14 et 21 février 2007 un documentaire du cinéaste britannique Chris Oxley réalisé en 2006, le Fascisme italien en couleurs. Ce film, divisé en deux parties de 52 minutes chacune, la Conquête du pouvoir et Mussolini au pouvoir, se propose de raconter l’histoire du fascisme italien, de la conquête du pouvoir par Benito Mussolini, dans les années 1920, à la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la défaite finale du fascisme, en avril 1945.

2Il fait partie d’un courant documentaire, inauguré par Ils ont filmé la guerre en couleurs (René-Jean Bouyé, 2000) qui se propose – afin de renouveler l’intérêt du public – de rediffuser les archives historiques, mais en les colorisant. Il utilise des extraits d’archives filmées de l’époque, par exemple tirés des actualités cinématographiques italiennes des Cinegiornali Luce, quelques-unes très connues, d’autres plus rares.

3Les deux épisodes mélangent des archives colorisées, des interviews réalisées avec des historiens et spécialistes de différentes nationalités et des reconstitutions de plusieurs événements du régime, avec des acteurs ressemblants aux vrais protagonistes des faits historiques.

  • 1 S. Douhaire, « Chemises noires en couleurs ; Documentaire l’avènement de Mussolini en archives et s (…)

4La presse française a presque uniment loué l’approche historique des événements du fascisme : « D’un strict point de vue historique, ce récit du fascisme italien se révèle de très bonne tenue, […] une étude poussée des relations ambiguës entre le régime fasciste et son cousin nazi, et des images impressionnantes… »1

  • 2 P.-F Paoli, « Il était une foi en Mussolini », Télégramme, 11 février 2007.

5« La participation de plusieurs historiens interviewés dans ce film, […], donne à ce film une légitimité indéniable […] »2

  • 3 F. Cornu, « Le fascisme italien en couleur » , le Monde, Supplément Télévision, 12 février 2007.

6Cependant, les réactions au dispositif des archives colorisées diffèrent. Dans le Monde, on y voit la force du documentaire, permettant aux spectateurs de mieux s’approcher de l’Histoire, « de multiplier les angles et les points de vue en évitant la monotonie pour former un ensemble particulièrement riche, cohérent et clair »3 :

  • 4 D. Dhombres, « Mussolini en couleur sur fond de ciel bleu », le Monde, 16 février 2007.

La grande originalité de ce travail est d’avoir colorisé les images d’archives. L’effet est toujours saisissant, faisant paraître soudain proches et réelles les silhouettes du passé que le noir et blanc maintenait à distance. C’est une chose de voir le Duce en ombre chinoise haranguant la foule, et une autre de le découvrir, en contre-plongée dans son uniforme rutilant, couvert des décorations sur fond de ciel bleu. Le commentaire est simple et direct .4

7Par contre, dans « Chemises noires en couleurs ; Documentaire l’avènement de Mussolini en archives et scènes reconstituées », paru dans Libération, on conteste cette nouvelle habitude télévisuelle de coloriser les archives :

  • 5 S. Douhaire, « Chemises noires en couleurs ; Documentaire l’avènement de Mussolini en archives et s (…)

Le syndrome de la couleur a encore frappé. Le noir et blanc étant désormais, à de trop rares exceptions près, interdit d’antenne en première partie de soirée (les programmateurs des chaînes ont décidé que c’était rédhibitoire pour les spectateurs), mêmes les documentaires, fussent-ils historiques, se doivent d’être parés des autours de la polychromie.5

8Il est donc important de revenir plus en détail sur ce documentaire et de se demander quelle utilisation y est faite des archives dans l’économie générale de l’œuvre, quel est leur statut, leur rôle dans la construction du récit, les choix historiques et éthiques qui ont nécessité leur emploi, leur rapport avec les autres typologies d’images utilisées ? Quel rapport établit-on entre les archives filmées et les scènes reconstruites, la composition des scènes, les codes filmiques utilisés, les choix « narratifs » et « historiques » de la réalisation de ces parties fictionnelles du documentaire, et, surtout, de quelle façon sont-elles mélangées avec les images d’archives « originales », qu’est-ce qu’apporte ou au contraire altère le procédé de colorisation ?

Typologies d’images

9On peut distinguer six types de matériaux que le Fascisme italien en couleurs mélange : des archives filmées (colorisées), des scènes reconstruites, des images contemporaines de paysages, des interviews d’experts et d’historiens, des photographies colorisées, la voix off du commentateur.

10Le but du film étant de montrer pour la première fois des archives en couleur, ce sont évidemment les archives filmées (colorisées) qui représentent le type d’images la plus utilisée dans le film. Les archives proviennent d’une dizaine de sources différentes, institutions italiennes et américaines indiquées au générique : Istituto LuceNational Archive – Washington DCArchivio Audiovisivo del Movimento Operaio e Democratico, etc. On peut imaginer que celles qui proviennent de l’Istituto Luce, organisme chargé des actualités cinématographiques italiennes depuis 1924, sont celles qui traitent de la vie « officielle » du régime. Quelques images retenues appartiennent à des Cinegiornali Luce (actualités cinématographiques) très connus : les Accords du Latran (11 février 1929) ; le Duce en train de moissonner du blé lors de « la bataille du Blé » (1925-1931) ; l’annonce de l’entrée en guerre le 10 juin 1940, du balcon du Palazzo Venezia à Rome ; et, enfin, les cadavres de Mussolini, sa maîtresse Claretta Petacci et quelques dirigeants, pendus par les pieds et raillés par la foule, Piazzale Loreto (10 août 1944).

11Les autres archives ont probablement fourni des types d’images différentes : celles qui illustrent la situation sociale de l’Italie entre les deux guerres mondiales (Archivio Audiovisivo del Movimento Operaio e Democratico), celles qui racontent les phases de la Résistance et de l’immédiat après-guerre (Istituto Spezzino per la Storia della Resistenza e dell’Età Contemporanea) et celles qui concernent la Première et Deuxième Guerres mondiales, en plus de celles des autres guerres fascistes, les guerres coloniales et l’intervention dans la guerre civile espagnole (Musée Historique Italien de la Guerre, National Archive – Washington DC).

12Le film ne donne aucune référence aux sources des archives : elles sont toutes mélangées, coupées et remontées sans tenir compte de leur provenance. Les images des guerres africaines ou celles des mouvements insurrectionnels populaires sont toutes confondues les unes avec les autres, et réutilisées plusieurs fois au cours du film, ce qui enlève au spectateur toute possibilité d’associer telle archive à tel événement.

Scènes reconstruites

13Il y a plusieurs scènes reconstituées d’événements historiques où les personnages importants sont interprétés par des acteurs ressemblant aux protagonistes réels. Beaucoup de scènes avec Mussolini et son beau-fils, Galeazzo Ciano, représentés dans leur bureau en train d’écrire des lettres ou parlant avec leurs assistants. Moments qui, évidemment, manquent dans les archives et que le réalisateur a voulu recréer. Quel intérêt y a-t-il à montrer Mussolini regardant par la fenêtre ou montant les escaliers, d’autant plus qu’il ne s’agit pas des locaux de Palazzo Venezia, quartier général du Duce, mais… du palais de la mairie de Bologne ? Même si ce n’est pas un crime de ne pas reconstituer des faits historiques dans leur décor original, on est en droit de s’interroger sur l’utilité de voir Mussolini et Ciano déambuler dans une chambre. Ceci d’autant plus que le film présente plusieurs fois les mêmes images, réutilisant, pour parler de Ciano, les images précédemment utilisées pour Mussolini, chaque fois que le cadrage était assez large pour le permettre.

14Les autres scènes reconstruites concernent surtout des faits relatifs à la conquête du pouvoir, aux mouvements sociaux, aux Chemises noires, etc. Elles portent sur la période pour laquelle on dispose le moins d’images d’archives. Le fait de recourir à des images fictionnelles est, dans ce cas-là, plus compréhensible, à condition de respecter le déroulement réel des faits. Même s’il est difficile d’accepter l’affectation et les excès de dramatisation, on ne peut pourtant pas accuser les scènes jouées de créer des « faux historiques ». Mais on peut là aussi avoir des doutes sur leur utilisation : si l’absence d’archive justifie leur usage, celui-ci est critiquable en raison des doubles ou parfois triples utilisations des mêmes images pour illustrer des moments différents. Sans compter les images contemporaines (Rome, le Vatican, Crémone, les statues d’empereurs romains, les paysages de campagne), dont on ne comprend pas très bien la fonction dans l’économie globale du dispositif. Elles semblent surtout être des illustrations qui n’ajoutent rien à la clarté et l’exhaustivité du montage et des faits racontés.

Interviews des experts et des historiens

15Les images d’archives et les scènes reconstruites sont mêlées à des interviews de plusieurs experts et historiens de la période, réalisées de façon très classique, en gros plan. Les spécialistes apportent leurs arguments sans répondre à des questions, comme s’ils commentaient les faits évoqués sur l’écran. Amorcée in, leur intervention continue souvent en voix off sur les images. En outre – dans la version française – le fait que la même personne assure le commentaire du narrateur et double les spécialistes génère une confusion. Le spectateur est amené à se demander sans cesse qui il est en train d’écouter le narrateur ou le spécialiste de la période. Qui valide en tant que personne culturellement compétente ce que l’on voit à l’écran ?

Voix off du commentateur

16La voix off est le fil conducteur du récit ; elle raconte aux spectateurs ce qui s’est passé et c’est elle qui rend compréhensible la succession des images. C’est en définitive la voix qui construit le récit, les images étant souvent mélangées de façon quelque peu chaotique, sans références pour comprendre de quel événement il s’agit. La même voix accompagne tout le film puisque, à part les voix doublées des personnages des scènes reconstruites, c’est elle qui raconte l’histoire et qui « double » les interventions des experts. Choix qui confond – on vient de le dire – la croyance en la parole du commentateur, avec celle que l’on accorde aux experts, qui sont évidemment de niveaux différents.

La colorisation des archives

17Le titre du film, le Fascisme italien en couleurs, est tautologique : il affirme l’importance de la colorisation de ce documentaire. Mais il est important, par contre, de souligner et analyser le rôle joué par cette technique dans la compréhension et la lecture de l’œuvre.

18Tout d’abord, en tenant compte du respect dû à leur véracité historique, on peut interroger la nécessité d’appliquer une telle technique à des images d’archives. Que peut apporter la colorisation a posteriori d’archives alors que celles-ci sont non seulement un témoignage sur des événements, mais également des documents historiques importants en raison de ce que leur support, le signifiant, racontent ?

  • 6 Noëlle Prat-Vong, responsable « Marketing et développement » de la société Vectracom, cité dans D.  (…)

19Noëlle Prat-Vong, dans l’enquête « Tant qu’il y aura des archives » remarque « que certaines libertés prises vis-à-vis des documents, comme la colorisation, peuvent être contestables. Je ne pense pas pour autant qu’il faille sacraliser ces images ; les remonter ou les accompagner d’un nouveau commentaire n’est pas choquant. Le danger consiste à “spectaculariser” l’image ou à la sonoriser de façon outrancière. »6

20Les extraits utilisés dans le film font partie de plusieurs actualités cinématographiques, documentaires ou sont des rushes jamais édités, qui sont des documents historiques uniques en soi, pas seulement pour ce qu’ils racontent. Ces films ont été tournés dans des conditions, avec des matériaux, avec des instruments techniques, en faisant des choix de tournage, de cadrage et d’éclairage qui sont tous dignes d’être préservés comme témoignages historiques de la technique cinématographique, des moyens de l’industrie italienne, des choix narratifs et stylistiques des documentaires et des actualités cinématographiques de l’époque. Évidemment, il y a des documents exceptionnels, comme les prises de vue de Piazzale Loreto, où les événements historiques avaient décidément la priorité sur des préférences « stylistiques » éventuelles, et qui ont été tournés dans des conditions difficiles. Mais même ici on ne peut pas faire complètement abstraction de l’aspect technique en les conservant uniquement pour les événements historiques qu’ils ont enregistrés.

21On reconnaît les exigences « narratives », dans le cadre de la construction d’un récit qui doit (ou plutôt veut) également intégrer différents répertoires. Il est évident qu’un documentaire historique comme celui dont on parle, qui se propose de raconter une période riche en événements, doit forcément opérer des choix sur les matériaux à sa disposition, pour raconter l’histoire d’une manière captivante pour le public. Il est, par ailleurs, impossible, comme le rappelle Prat-Vong, de garder tout le matériel existant dans son intégrité, sans modifier le montage originel ou sans mélanger différentes sources d’images. Mais cela ne justifie pas un manque de respect envers les documents.

22Dans l’ensemble de ces observations, on considère la pratique de la colorisation des archives comme étant pour le moins discutable fût-ce en raison de l’impossibilité de reproduire les couleurs originales des choses, des paysages et des personnes enregistrées sur la pellicule. À quoi bon voir en couleur des images connues et reconnaissables – même pour le grand public – alors que l’on sait pertinemment que le cinéma de cette période était en noir et blanc ? Est-ce que la couleur apporte vraiment quelque chose de nouveau au public contemporain lorsqu’il voit en couleurs factices la rencontre de Mussolini et Hitler à Venise ? N’est-il pas gênant, sinon immoral, pour des spectateurs qui les connaissent en noir et blanc, de voir les corps pendus à Piazzale Loreto en couleurs ? Ou Mussolini au balcon de Palazzo Venezia ? On baigne dans une atmosphère artificielle, d’autant plus gênante qu’il s’agit d’événements graves qui ont marqué à tout jamais l’histoire de l’Italie.

23De surcroît la colorisation des archives contribue à les mélanger – d’une manière contradictoire et déviante pour la compréhension – avec les scènes reconstituées, sur lesquelles on va revenir.

Photographies (colorisées)

24Le film montre non seulement des images en mouvement, mais aussi des photos de l’époque, elles-mêmes colorisées comme les archives filmées. Elles sont utilisées pour illustrer des moments pour lesquels il n’existe pas d’archives filmiques, comme la vie de Mussolini avant qu’il ne devienne un homme politique. Quelques-unes de ces photos reviennent dans le film d’une façon récurrente, par exemple, un portrait de Mussolini avec une expression très dure et renfrognée qui souvent apparaît en surimpression sur d’autres images.

25La colorisation des photos est encore plus gênante que celle des films, parce qu’elle fait ressortir leur texture et les rend proches de dessins, empêchant ainsi le spectateur de percevoir correctement la typologie du document qu’il est en train de visionner.

Une dramatisation de l’Histoire

26Par rapport à la construction du dispositif sur lequel repose le film, c’est-à-dire l’alternance au montage d’archives et de scènes reconstruites, on peut tout d’abord indiquer notre réserve quant à l’utilisation de ces dernières dans un documentaire historique. L’usage en est pourtant très répandu, surtout à la télévision. Cette pratique est communément considérée comme une façon d’aider le spectateur à mieux comprendre les faits historiques, en favorisant en plus une certaine identification avec les personnages dont on parle (on a vu que les journalistes français présentant l’émission d’Arte faisaient fonds sur ce type d’argument en toute candeur). Cependant, on estime que, compte tenu des différents cas, leur insertion dans le récit tourne trop fréquemment au didactisme et au pathétisme, transformant le documentaire en question en une sorte d’ « histoire vulgarisée pour la masse ». Le cas du Fascisme italien en couleurssemble correspondre à cette définition : les événements historiques racontés selon cette typologie de scènes ont souvent comme protagonistes des individus particuliers, bien sûr des personnages « emblématiques » de la période – Ettore Ovazza, Roberto Farinacci, Giovanni Amendola – mais on perçoit quand même la volonté du réalisateur de faire en sorte que le spectateur partage les émotions et les gestes des protagonistes afin d’ « entrer » dans l’esprit de l’époque. On montre leur vie quotidienne, leur rôle dans l’histoire politique, les événements tragiques qui les ont concerné, avec un style cinématographique (abondance de gros plans, effets de clair-obscur, etc.) qui vise à les dramatiser le plus possible. On atteint au maximum de pathétisme dans l’extrait où Ettore Ovazza apparaît au balcon avec son fils nouveau-né dans les bras, « regardant » le nouvel État fasciste après la Marche sur Rome.

Les personnages choisis

27En ce qui concerne le choix des « personnages emblématiques » – à part Mussolini ou Galeazzo Ciano – on peut considérer au moins comme étrange l’importance accordée dans le film à Ettore Ovazza, le « juif fasciste ». Il s’agit sans doute d’un personnage révélateur des limites de l’idéologie fasciste, de sa capacité dans un premier temps à réunir toute la nation sous son drapeau avec de fausses promesses puis de trahir le pays tout entier, y compris ses supporteurs les plus acharnés. Cependant, l’espace qui lui est consacré dans le récit revient à minimiser les véritables protagonistes de la période. Giovanni Amendola et Roberto Farinacci eurent un rôle très important dans l’histoire du régime, ou, dans le cas d’Amendola, dans les tentatives d’opposition à celui-ci. Mais le documentaire leur accorde très peu d’espace, au profit d’un personnage pratiquement marginal mais manifestement « fascinant », comme Ovazza.

Fautes et imprécisions

28On pourrait en outre relever un certain nombre de fautes assez grossières dans ce Fascisme italien en couleurs. Ainsi un des professeurs commentant la fin de Mussolini fait une confusion sur le nom du lieu où il est mort. Plus grave est la confusion qu’engendrent certaines scènes reconstruites. Dans le premier épisode, on voit des Chemises noires sur un camion, conduit par Roberto Farinacci, qui se dirigent vers le premier assassinat « squadrista », celui du paysan Giuseppe Paulli. Du camion ils crient : « Duce ! Duce ! ». Or l’assassinat de Paulli ayant eu lieu en juin 1920, il est impossible qu’on ait pu appeler Mussolini « Duce », ce surnom lui ayant été donné plus tard, pendant la marche sur Rome, en 1922. Ce même plan des Chemises noires sur le camion est d’ailleurs utilisé plus tard dans le film, justement pour illustrer le départ des Chemises noires de Crémone, guidées par Farinacci, vers la marche sur Rome ! Cet exemple peut efficacement expliquer nos réserves sur l’usage arbitraire des scènes, soit d’archives, soit jouées, pour illustrer n’importe quel événement, contribuant ainsi à créer la confusion chez le spectateur.

Film de montage : se confronter à des images ou à des faits ?7

  • 7 « Se confronter à des images ou à des faits » est le titre d’un article de Gérald Collas : « Archiv (…)
  • 8 V. Guigueno, « Les images d’actualités et le film de montage historique : un genre cinématographiqu (…)
  • 9 D. Bertou, « Tant qu’il y aura des archives », le Technicien du film, op. cit.

29Dans l’article « les Images d’actualités et le film de montage historique : un genre cinématographique ? », publié dans un numéro des Cahiers de la Cinémathèque dédié aux Actualités filmées françaises, Vincent Guigueno affirme que « l’historien, quand il souhaite donner une représentation cinématographique à son travail de recherche, n’échappe pas à cette problématique du montage : choix de sources filmiques, archives ou séquences reconstituées, mise en scèned’entretiens,illustration sonore… Le montage de ces documents peut-il être une forme d’écriture historique ? »8 Et pour Prat-Vong, « ce n’est pas de la fidélité à la réalité qui compte mais la capacité du cinéma à faire Histoire, c’est quelque chose qui se situe loin du “devoir d’objectivité”. Cela, le jeu sur ces deux registres (le réel et la dramatisation) risque de ne produire que de la confusion voire de la déception pour le spectateur, mais si toutefois l’auteur expose clairement sa démarche, c’est différent. »9

30Les questionnements générés par le film de montage sont donc nombreux : où passe la frontière entre « objectivité historique » et « choix artistique » ? entre « coupe de montage » et « manipulation » ? Quel rapport doivent avoir les images d’« archives » et celles « reconstruites » ?

31Le film, dès son début, met en place son dispositif : il choisit et mélange des images d’archives avec des extraits de scènes reconstruites, qu’on reverra après. Le film commence avec des images de Mussolini qui parle à la foule, des photographies, des images de sa rencontre avec Hitler et des images de combats dans les rues, quelques-unes d’archives, et quelques-unes reconstruites. Elles sont tournées de la même façon, avec très peu de lumière, des détails de gens dans la rue qui cassent des chaises, des explosions, etc. On peut facilement les confondre, et, en plus, le réalisateur a choisi d’ajouter de fausses rayures sur les images reconstruites, pour mieux les amalgamer, ce qui, pour le spectateur, rend leur distinction encore plus compliquée. Les autres scènes reconstruites du film n’auront pas ces rayures, mais, dans tous les cas, elles seront construites, stylistiquement, pour être mélangées avec les archives. Il y a beaucoup de plans de détail, de gros plans ou plans d’ensemble, c’est-à-dire tous les plans les plus utilisés dans les archives. Il y a souvent des lumières basses, des ombres, des effets de clair-obscur qui facilitent ce mélange avec les archives, d’autant plus que, dans les archives colorisées, le contraste est accru par la colorisation, en créant beaucoup plus d’ombres, et des images plus sombres. Souvent les coupes de montage entre les deux typologies sont faites avec des fondus enchaînés, ce qui, encore une fois, peut détourner l’attention du spectateur et le priver d’une juste perception des images.

32Dans la construction d’un film dont le but final est de retracer l’histoire du fascisme, on arrive à comprendre ce que peut légitimer l’utilisation des scènes jouées : on complète avec ces scènes les manques des archives. Cela dit, on ne peut pas justifier un mélange systématique des archives avec des images contemporaines, soit en ne prenant aucune précaution pour les séparer, soit en utilisant des techniques qui parviennent à faire perdre au spectateur la conscience de la différence entre les deux.

  • 10 Marc Ferro, « Le film d’archive en perspective. Entretien avec Marc Ferro », Cinémaction n° 97, op. (…)

33Il y a sans doute inévitablement « trahison » des matériaux dans un montage, mais, dans tous les cas, on doit assigner des limites à celle-ci, limites déontologiques qu’on peut établir dans le respect des sources d’archives et dans le respect de l’histoire. C’est depuis longtemps une évidence que l’on peut faire dire presque n’importe quoi à les images à l’aide du montage et de la voix off10. À l’heure où les possibilités d’indistinction entre les sources s’accroissent en raison des moyens technologiques, il convient de s’interroger plus que jamais sur les démarches engagées.

34Le documentaire le Fascisme italien en couleurs ne ment pas dans toute la force du terme. Les faits racontés sont tous vrais, il y a des erreurs historiques, mais il s’agit d’exceptions par rapport à l’œuvre entière. Ce qui gêne le spectateur, ce qui peut être considéré comme peu respectueux de l’archive, de l’histoire et du spectateur, c’est la construction du récit filmique par le réalisateur.

35Le choix de mélanger images d’archives et images de scènes reconstituées est sans doute la cause de la plupart des problèmes du film. La façon dont les scènes sont réalisées puis montées, empêche en effet constamment le spectateur de distinguer les parties « vraies » des parties « fausses ». L’atmosphère de la période est largement déformée par la volonté de dramatiser à tout prix l’histoire de l’Italie fasciste, qui se transforme en une lutte à outrance dans des rues sombres.

36N’est-il pas étrange qu’un film qui pose l’archive comme son point de départ manifeste si peu de respect pour ce qu’il considère comme le but de son travail, la valorisation de cette archive, la volonté de diffuser ce patrimoine au grand public ?

Notes

1 S. Douhaire, « Chemises noires en couleurs ; Documentaire l’avènement de Mussolini en archives et scènes reconstituées », Libération, 14 février 2007.

2 P.-F Paoli, « Il était une foi en Mussolini », Télégramme, 11 février 2007.

3 F. Cornu, « Le fascisme italien en couleur » , le Monde, Supplément Télévision, 12 février 2007.

4 D. Dhombres, « Mussolini en couleur sur fond de ciel bleu », le Monde, 16 février 2007.

5 S. Douhaire, « Chemises noires en couleurs ; Documentaire l’avènement de Mussolini en archives et scènes reconstituées », op. cit.

6 Noëlle Prat-Vong, responsable « Marketing et développement » de la société Vectracom, cité dans D. Bertou, « Tant qu’il y aura des archives », le Technicien du film, n° 562, janvier 2006, p. 36.

7 « Se confronter à des images ou à des faits » est le titre d’un article de Gérald Collas : « Archives à voir : se confronter à des images ou à des faits ? », Cinémaction, n° 97, octobre 2002 ( « Les archives du cinéma et de la télévision »).

8 V. Guigueno, « Les images d’actualités et le film de montage historique : un genre cinématographique ? », les Cahiers de la Cinémathèque, n° 66, juillet 1997, pp. 49-53.

9 D. Bertou, « Tant qu’il y aura des archives », le Technicien du film, op. cit.

10 Marc Ferro, « Le film d’archive en perspective. Entretien avec Marc Ferro », Cinémaction n° 97, op. cit.

Notes de la rédaction

p. 145 et p. 148 : les citations qui figurent dans le texte de Lucia Tralli (provenant de l’article « Tant qu’il y aura des archives », le Technicien du film, n°562, janvier 2006, p. 36) ne sont pas de Noëlle Prat-Vong, mais de Laurent Véray, ainsi que la référence à l’intégrité du matériel archivistique originel dont il est question p. 146.

Référence électronique

Lucia Tralli, « Le fascisme italien en couleurs  », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze[En ligne], 52 | 2007, mis en ligne le 01 septembre 2010, consulté le 16 avril 2017. URL : http://1895.revues.org/4190

Auteur

Lucia Tralli

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