« Chacun son bouquin : chacun son coussin »

Salle de lecture du Cycle de La Florence
Chacun son bouquin : chacun son coussin

Depuis fin avril 2010 les élèves du Cycle d’Orientation de La Florence, adolescents de 12 à 15 ans, ont le privilège de disposer d’une grande médiathèque dont la salle de lecture silencieuse offre un confort très particulier.

 

Vingt-quatre adolescents et un adulte lisent en silence. Lorsqu’un des jeunes termine son roman, il sort choisir un nouveau livre, retourne à la salle de lecture, se réinstalle sur un grand coussin moelleux et plonge rapidement dans la fiction. L’adulte n’a interrompu sa propre lecture que pendant le bref instant requis pour vérifier d’un coup d’œil circulaire que chacun est concentré sur son texte.

 

Dans quelques minutes la sonnerie du Cycle d’Orientation de La Florence va retentir. Dans d’autres salles des élèves, entre 12 et 15 ans pour la plupart, commencent à ranger leurs affaires avec plus ou moins de discrétion. Dans la salle de lecture, rien n’a bougé. La fin de la période de travail surprend les vingt-cinq lecteurs, qui au son de la cloche lèvent les yeux de la page et semblent se demander pendant une seconde si l’école est bien réelle : ils ont profité du silence pour partir loin dans leur livre, la magie de la lecture a fait son beau labeur, et les voilà forcés de revenir.

 

Silence et confort

Quelle est cette alchimie qui a permis à chaque adolescent, souvent bavard et agité, de prendre goût à la fiction jusqu’à oublier qu’il est à l’école, en cours de français? Pourquoi est-on plus facilement concentré sur le texte lorsqu’on est couché sur un coussin, et non pas assis devant un pupitre? Comment se fait-il que les ados restent en silence dans une salle aux parois vitrées pleine de coussins aux couleurs vives, que certains ont appelée « la salle molle »?

 

Tous les adultes qui travaillent avec les adolescents savent combien on est grégaire à cet âge. L’appartenance au groupe, l’identification aux pairs, l’échange permanent d’instants vécus, d’anecdotes, de ressentis : tout semble privilégier l’explosion de la vie sociale, l’extroversion, la conversation réelle ou virtuelle. Et pourtant, les mêmes adultes confirment combien l’adolescent peut passer de longs moments isolé, à quel point il peut s’abstraire, comment on peut presque physiquement ressentir qu’il s’est retiré « dans sa bulle » : tout semble alors orienté vers la préservation de la vie privée, l’introversion, le silence.

 

Pour avoir un bon rapport avec les élèves adolescents on donne à ces deux facettes la possibilité de coexister à la médiathèque, lieu qui a de multiples rôles au sein de l’établissement scolaire : il ne peut pas être uniquement un lieu de travail, il doit aussi rester un lieu de rencontre où se crée le lien social entre les différents âges et capacités. La médiathèque leur appartient, il est hors de question de leur imposer le silence absolu ailleurs qu’en salle de lecture. La grande salle et la salle de travail sont investies pendant les pauses –récréation, midi- par des grand nombre d’élèves et parfois des adultes. S’ils sont bruyants j’interviens immédiatement, et je fais de même lorsqu’ils se laissent porter par l’enthousiasme d’un travail de groupe et que le volume sonore monte en excès. Mais ce n’est qu’en salle de lecture, pendant le cours de français, que le silence absolu est exigé sans nuance. Les adolescents trouvent donc leur place à la médiathèque, qu’ils soient mutiques ou volubiles, ou entre deux!

 

Après la pause, je range. Des carpes koï nagent sur le fond noir d’un immense coussin rectangulaire, des pixels ou des lettres multicolores en égayent d’autres, des poufs oranges ou rouges posés directement sur le sol anthracite reflètent avec avantage le pâle soleil d’hiver qui traverse les grandes baies vitrées. De l’autre côté, le jardin aménagé dans le patio du sous-sol attend le printemps. Encore une fois l’expérience s’est avérée concluante : on lit mieux si on est installé confortablement, et pour un adolescent il n’y a rien de plus agréable qu’un grand coussin. Étant pionnière avec ce projet d’aménagement peu conventionnel j’ai reçu le soutien enthousiaste de mon directeur, M. Nicolas Kleinmann, et c’est à chaque fois un plaisir que de penser au rapport positif que je vais pouvoir lui présenter.

 

Une rénovation bienvenue

Tout a commencé le jour où il m’a donné le feu vert pour que des classes viennent chaque semaine faire « Une heure de lecture en médiathèque ». Nous avions alors une salle où, si bien les normes de l’ergonomie étaient respectées, le confort n’était pas spécialement remarquable. Une heure de lecture semble bien longue lorsqu’on n’est pas bien assis… Nous en avons parlé, et rapidement quelques bons vieux fauteuils sont arrivés à la médiathèque et ont été pris d’assaut par les ados. Mais il n’y en avait pas assez pour une classe entière, faute de place. Il aurait fallu pouvoir déplacer les murs! Tiens, tiens, en voilà, une idée…

 

Il y a des années les bibliothécaires, Mmes Jeanne Helg-Emery « Janou » et Jacqueline Evrard, souhaitaient agrandir la bibliothèque. À l’époque, leur demande n’a pas abouti, je suppose que les budgets ne le permettaient pas. Quelque temps après leur départ à la retraite, les Grands Travaux ont commencé : tout le Cycle de La Florence devait être transformé, médiathèque comprise, et M. Kleinmann a tenu à ce que les architectes prennent connaissance des besoins de chaque collaborateur pour que les nouveaux aménagements puissent répondre au mieux à nos attentes. Et les murs sont tombés ! La médiathèque, agrandie, a envahi le couloir, s’est enrichie d’un petit auditoire ouvert avec de profonds gradins en bois clair, et la salle de lecture a pris la place d’honneur, au centre des nouveaux locaux aux parois vitrées. C’est là que désormais les élèves lecteurs passent la pause de midi, c’est là que ceux qui ont une heure creuse parcourent des bandes dessinées ou lisent des romans, c’est là que nous poursuivons le projet « Une heure de lecture », devenu « Chacun son bouquin : chacun son coussin ».

 

Un parti pris pédagogique

Aujourd’hui, mon seul souhait est qu’encore plus d’enseignants de français fassent le pas et donnent à leurs élèves la possibilité de lire dans ce cadre exceptionnel : la concentration est accrue lorsque le groupe entier est mis dans un environnement spécifiquement présenté comme «salle de lecture version spéciale ados », ici la capacité de lecture augmente.

 

L’adulte ne se repose pas, c’est bel et bien une heure de travail. Les deux premières séances sont déterminantes : aucun écart ne peut être toléré, le silence doit être exigé dès le début, même s’il ne se fait que progressivement, plus ou moins rapidement selon les dynamiques mises en place par chaque enseignant ou par la bibliothécaire, puisque c’est soit l’un soit l’autre qui reste lire avec les élèves. Et il est utile de dire aux élèves combien l’expérience qu’ils vont vivre est difficile, et que l’adulte en est conscient. De nombreux adolescents ne savent vraiment pas ce qu’est une heure de silence, et ignorent comment faire abstraction des nombreux stimuli qui les sollicitent en permanence : le silence est une denrée rarissime, quasiment un luxe inconnu! Une heure par semaine à la salle de lecture est donc un minimum, et l’effet positif est évident. Les non-lecteurs ne deviendront peut-être pas des rats de bibliothèque, mais ils auront découvert qu’ils sont capables de lire pendant longtemps, que ce n’est pas une torture, et certains y prennent goût. Les lecteurs sont ravis, les bibliothécaires et enseignants aussi, nous sommes prêts à recommencer!

 

Depuis le début de cette expérience concluante, « Chacun son bouquin, chacun son coussin » a fait des émules, d’autres cycles ont aménagé des espaces avec de grands coussins, le Learning Center de l’EPFL s’y est mis aussi (heureuse coïncidence!), et cet environnement coloré, confortable et silencieux qui stimule la concentration nécessaire à la lecture, n’est plus vu comme une excentricité anarchiste ou complaisante.

Profiter du silence pour partir loin dans un livre
Chacun son bouquin, chacun son coussin

Le contenu de cet article a été publié dans différents périodiques professionnels, dont le numéro RUHE – SILENCE de INFO 02 / 2015 du SBD/SSB Service Suisse aux Bibliothèques ( www.sabclp.ch ).

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